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« L’alimentation low cost est un piège dans lequel on a enfermé les personnes en situation de pauvreté »

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Rapporteur spécial des Nations unies sur l'extrême pauvreté et spécialiste des questions d’alimentation, Olivier De Schutter regrette que l’aide alimentaire et l’offre de produits discount se substituent trop souvent à des politiques sociales insuffisantes. Selon l’universitaire belge, l’accès de tous à une bonne alimentation nécessite de repenser totalement notre système alimentaire. ENTRETIEN.

 

Ce qui est apparu lors du premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, c’est qu’il existe chez de nombreux ménages une forme de précarité déjà installée, bien que presque invisible, qui ne supporte pas la moindre crise. 


Olivier De Schutter : Le progrès économique général masque le fait qu’une partie importante de la population vit pratiquement au jour le jour et n’est pas en mesure de faire face à des chocs. Elle n’a pas un capital suffisant pour survivre quelques semaines ou quelques mois avec une perte de revenus. Cette situation est aggravée par l’augmentation frappante des dépenses contraintes et non compressibles (logement, mobilité, santé, éducation). La part du budget des ménages consacrée au logement atteint aujourd’hui 27 % dans les zones urbaines et 30 % dans les zones périurbaines. Pour bien saisir l’évolution de la situation d’un ménage, il faut mettre en regard les revenus dont il dispose et la part de son budget qui est absorbée par les dépenses contraintes.

 

Le Secours Catholique a réalisé une enquête auprès des personnes auxquelles l'association a attribué des chèques-services pendant la durée du confinement. 90% des personnes interrogées se trouvaient en insécurité alimentaire, un quart d’entre elles étaient en insécurité grave. Et 8 personnes sur 10 se disaient préoccupées par l’effet de leur alimentation sur leur santé.


Ces ménages qui voient augmenter le coût du logement, le coût de l’énergie, le coût du transport n'ont finalement pas d'autre choix que de faire des économies sur l’alimentation, qui est le poste de consommation le plus flexible. Dans tous les États de l’Union européenne, depuis la crise de 2008, les files de personnes qui ont besoin d'aide pour se nourrir ont augmenté. Et dans plusieurs pays, l’aide alimentaire est devenue partie intégrante du paysage de la protection sociale. Cela est inacceptable.

Sans aller jusqu’à recourir à l’aide alimentaire, beaucoup de familles changent de régime alimentaire et s’orientent vers des produits de moindre qualité qui sont sources de problèmes de santé (obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires associées).

On a longtemps pensé que les produits low cost étaient LA solution pour les ménages précarisés. Cela explique le soutien dont bénéficient l’agriculture intensive et les filières agro-industrielles, qui peuvent réaliser des économies d’échelle et faire jouer une logistique efficace pour fournir une alimentation à bas coût. Mais les personnes en situation de pauvreté se rendent compte aujourd’hui que le low cost est un piège dans lequel on les a enfermées. 

Au même titre que l’aide alimentaire, l’alimentation discount est devenue un véritable substitut à des politiques sociales plus généreuses. À la place d’un revenu minimum adéquat, d’aides sociales suffisantes, d’allocations familiales plus importantes…, on fournit une alimentation à bas prix. Or ce n’est pas une solution, car celle-ci rend les gens malades. Tous les indicateurs le montrent : c’est au sein des populations précarisées que les impacts de l’alimentation sur la santé sont les plus forts.

 

Aujourd’hui, 10 % de la population française recourt à l’aide alimentaire, et pour beaucoup de ménages cette solution n’est pas une simple aide d’urgence mais le principal mode d’approvisionnement. Et cela ne semble pas près de changer. Les récentes pistes de lutte contre la précarité alimentaire proposées par le gouvernement sont encore axées essentiellement sur l’aide alimentaire.


Il y a dans ce que le gouvernement français a fait récemment des choses que l’on peut saluer parce qu’à court terme, c’était souhaitable. Comme les repas à 1 euro dans les restaurants universitaires, ce qui fait partie du plan “France relance”. Mais il ne faudrait pas que cela dispense de chercher des solutions plus structurelles.

La question de fond reste celle-ci : comment combiner l’aide apportée dans le court terme aux ménages précarisés, avec des réformes structurelles comme l’augmentation du salaire minimum, la revalorisation des aides sociales, des politiques d’emploi qui ne se contentent pas de sanctionner les demandeurs d’emploi qui ne seraient pas suffisamment actifs dans leur recherche de travail…

 

Ce que l’on entend beaucoup de la part des personnes en précarité, c’est qu’elles souhaiteraient pouvoir aller faire leurs courses… comme tout le monde. Le développement de l’aide alimentaire, dispositif spécifique pour les pauvres, ne pose-t-il pas un problème en termes de cohésion sociale ? 


On a longtemps pensé que les ressources seraient mieux utilisées en ciblant l’aide vers les personnes en pauvreté, afin d’éviter que d’autres, moins dans le besoin, en profitent à leur détriment. On se rend compte aujourd’hui que ces dispositifs réservés aux personnes en précarité génèrent un sentiment de stigmatisation, de honte, qui explique que beaucoup d’entre elles n’y recourent que lorsqu’elles sont au pied du mur ou préfèrent s’en abstenir malgré leurs graves difficultés. 

Par ailleurs, les dispositifs mis en place pour aider uniquement les plus défavorisés sont souvent inadéquats et peu efficaces, car les personnes en pauvreté n’ont pas un poids politique suffisant pour demander des comptes aux gouvernements et se contentent donc d’un accès à la santé, à l’alimentation, à des formations professionnelles au rabais. Et même si, quantitativement, on fait des progrès dans les services que l’on rend à ces personnes, la qualité est généralement très faible. La formule d'un chercheur britannique, Richard Tittmuss, le résumait bien dès 1968 : « Les services aux pauvres sont toujours de pauvres services. » 

Au regard de tout cela, je pense qu’il est préférable de concevoir des dispositifs universels, qui seront plus largement soutenus politiquement, tout en veillant à ce qu’ils bénéficient en particulier aux personnes en précarité. Il faudra donc identifier tous les obstacles qui pourraient empêcher qu’elles accèdent à ces services. Ce serait de l’“universalisme ciblé”. 

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Vous préconisez la mise en œuvre d’un droit à l’alimentation. En quoi cela consiste-t-il concrètement ? 


Le droit à l’alimentation est un droit de l’homme reconnu depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, mais qui reste un rêve lointain pour beaucoup de personnes, souvent même considéré comme une utopie. C’est pourtant quelque chose de très concret : c’est l’idée que les pouvoirs publics ne peuvent pas demeurer passifs face à des situations de précarité alimentaire qui se généralisent. Et aussi que l’aide alimentaire reposant sur la charité, fût-elle institutionnalisée – comme lorsque l'État facilite la récupération et la distribution des invendus par des organisations caritatives –, n’est pas une alternative à la possibilité pour chaque personne de se nourrir dignement et d’accéder à une bonne alimentation.

Cela doit se traduire par la mise en œuvre de systèmes agroalimentaires suffisamment inclusifs et par des réformes de la protection sociale qui procurent à chacun un revenu suffisant pour pouvoir accéder à des produits de qualité.
 

L’accès des ménages en précarité à une alimentation de qualité nécessite-t-il de développer des réseaux de production et de distribution alternatifs au système conventionnel ? Ou de transformer le système conventionnel ?


Une pression s’exerce aujourd’hui sur les acteurs dominants des chaînes d’approvisionnement conventionnelles. Elle provient notamment des organisations et des personnes soucieuses de préserver l’environnement et leur santé, et qui veulent que les cahiers des charges des fournisseurs soient renforcés à cet égard. Une revendication se fait jour aussi en faveur de la démocratisation de l'accès aux produits bio et locaux.

Je ne pense pas que ces pressions soient aujourd’hui suffisantes pour que de grands acteurs changent leurs pratiques. Leur logique reste que le bio est un secteur de niche, potentiellement très rémunérateur, dont ils ne veulent pas se priver. Ils considèrent donc qu’il n’est pas dans leur intérêt de baisser les prix pour rendre ces produits accessibles au plus grand nombre.

Certes, c'est d’une certaine manière heureux, car si le supermarché devait démocratiser l’accès à cette alimentation bio et locale, beaucoup d’initiatives alternatives, comme les circuits courts, les Amap…, s’effondreraient. La concurrence serait intenable. Néanmoins, cette situation retarde la transformation d'ensemble vers laquelle nous devrions aller.
 

En quoi serait-il problématique que ces initiatives alternatives disparaissent au profit d’une démocratisation des produits bio et locaux à travers la grande distribution ? 


C’est un débat idéologique, mais beaucoup se méfient d’une sorte de greenwashing des grands distributeurs. Ce qui est certain c’est que si le bio et le local étaient « récupérés » par la grande distribution, on perdrait ce qui caractérise son émergence aujourd’hui, c’est à dire la capacité des personnes à se réapproprier les systèmes alimentaires en inventant leurs propres solutions, en traitant l’alimentation comme un bien commun.

Aujourd’hui, l’idée de souveraineté alimentaire – préconisée depuis vingt ans par les mouvements sociaux et la Via Campesina en particulier – inclut la notion de souveraineté des prix. C’est-à-dire que l’alimentation ne doit pas répondre à une logique de prix purement marchande. Il faut que le producteur ou la productrice soit rémunéré(e) pour son travail à un juste prix. Or très souvent, dans le système conventionnel, les petits producteurs maraîchers sont dans une concurrence les uns vis-à-vis des autres dont les grands acheteurs et distributeurs abusent, et ils gagnent donc très mal leur vie.

Il faut maintenant que ces systèmes alternatifs soient attentifs à la dimension sociale, qu’ils instaurent des mécanismes pour rendre leurs produits accessibles aux ménages précaires. C’est notamment possible en jouant sur la solidarité entre consommateurs et en instaurant, par exemple, des tarifs différenciés selon le niveau de revenus. 

 

En quoi la régulation à une échelle internationale est-elle nécessaire pour arriver à rendre effective la transition alimentaire ? 


On ne peut pas, en Europe, demander au consommateur de faire des choix responsables et au producteur d’avoir une pratique raisonnée de l’agriculture si on les expose au dumping environnemental et social via l’importation. Il est sidérant de constater qu’aujourd’hui l’Autorité européenne de sécurité des aliments, basée à Parme, se montre très sourcilleuse quant à l’utilisation en Europe de certains pesticides parce qu’elle veut éviter que les consommateurs européens ne s’empoisonnent, mais ne puisse pas s'opposer à l’importation de produits provenant de pays qui n’ont absolument pas les mêmes exigences. On importe par exemple du Brésil des citrons et des oranges cultivés avec des pesticides qui sont depuis longtemps interdits chez nous en raison de leur toxicité. Il n’y a aucune cohérence là-dedans.

Il est donc extrêmement important que nos politiques commerciales soient alignées sur nos objectifs de transition interne. Je suis partisan d’accords commerciaux qui incluent des conditions fortes en matière environnementale et sociale. Dire cela, ce n’est pas être protectionniste au détriment des pays en développement, mais c’est plutôt une manière d’être solidaire des mouvements sociaux et des ONG du Sud qui, dans ces pays, se battent pour un développement plus durable. Ces derniers attendent que l’Union européenne dise : « Nous favorisons l’accès à nos marchés aux produits qui sont socialement et écologiquement responsables et limitons l’accès aux autres. » L’introduction, actuellement à l’étude, d’une taxe carbone aux frontières va dans ce sens. 

Auteur et crédits
Propos recueillis par Benjamin Sèze et Laurent Seux. Crédits photos : ©Gaël Kerbaol / Secours Catholique